Actualité

La crise énergétique et ses conséquences négatives sur la culture

Laurent Mettraux, 01.12.2022 (Revue Musicale Suisse)

Plus que d’éventuels risques de pénuries et de coupures drastiques de courant, les milieux culturels subissent surtout l’impact financier des hausses de tarifs.

Suite à un profond déséquilibre entre l’offre et la demande d’énergie, l’Europe connaît actuellement sa pire crise énergétique depuis les chocs pétroliers de 1973 et 1979. Dès l’été 2021 déjà, le cours du gaz avait largement grimpé suite à la réduction des exportations russes, avant que celles-ci ne servent depuis ce printemps à un chantage dans le but d’assouplir les sanctions occidentales et de tenter de saper le soutien des Européens à l’Ukraine. Or sur les marchés, le prix du gaz détermine en bonne partie celui de l’électricité. Par malchance, d’autres facteurs ont accru la tendance haussière : plus de la moitié des réacteurs nucléaires français se trouvaient à l’arrêt à la fin de cet été, suite à différents travaux (programme visant à allonger la durée d’exploitation possible des plus vieux réacteurs, maintenance décennale, réparations suite à des problèmes de corrosion dans un système de refroidissement), tandis que la sécheresse faisait baisser le niveau des cours d’eau au point de compromettre la production d’hydroélectricité, le fonctionnement des centrales thermiques ou le transport fluvial du charbon.

En Suisse, les entreprises ou collectivités consommant plus de 100’000 kWh par an et ayant opté pour un approvisionnement sur le marché libre, en bénéficiant de tarifs préférentiels ces dernières années, subiront une hausse drastique des prix (par exemple, 1600% pour la commune vaudoise de Saint-Prex !). Certaines institutions culturelles ne se trouvant pas en mains publiques risquent ainsi de se retrouver en difficulté financière. La situation en Suisse aurait pu être pire pour les petits consommateurs si le marché avait été totalement libéralisé, solution heureusement rejetée lors de la votation populaire fédérale du 22 septembre 2002, mais régulièrement réclamée par des milieux de droite. Comme Reto Wyss, de l’Union syndicale suisse, le précise : « Premièrement, le fait d’avoir réussi à empêcher jusqu’à présent la libéralisation totale du marché de l’électricité a protégé les petits consommateurs des hausses de prix brutales sur les marchés internationaux de l’énergie. Et deuxièmement, dans l’approvisionnement de base, l’électricité renouvelable produite en Suisse (qui représente tout de même deux tiers du total) ne peut être facturée plus cher que le coût de production. » Cependant, comme la Suisse n’est pas autosuffisante en matière d’électricité, surtout en hiver, les fournisseurs doivent importer le courant qu’ils ne produisent pas eux-mêmes, à des taux dérégulés, sur le marché libre où les producteurs voient leurs bénéfices exploser au détriment des clients finaux (population, entreprises et collectivités). La facture risque d’être aggravée par le fait que la Confédération projette de ne pas prendre en charge les frais de réserve hydroélectrique et les dépenses supplémentaires du gestionnaire du réseau de transport Swissgrid, des sommes de plusieurs centaines de millions de francs qui seraient payées par les clients finaux eux-mêmes. Pour s’affranchir de cette situation problématique, la solution consiste dans l’accélération de la production indigène d’énergie renouvelable, avec le soutien des collectivités publiques.

Conséquences pour la culture

Déjà lourdement frappé par les conséquences de la pandémie de Covid-19, le secteur culturel doit maintenant affronter cette augmentation des tarifs du chauffage et de l’électricité qui peut fortement peser sur les coûts de fonctionnement, d’autant plus lorsque l’activité se déroule dans de vastes salles énergivores. En Allemagne, pays gravement touché par la crise de par sa dépendance au gaz russe, l’Orchestre Philharmonique de Mannheim, un orchestre financé uniquement par des fonds privés, a dû prendre la décision radicale de raccourcir sa saison, qui ne s’ouvrira qu’à la fin du mois de décembre. Il n’est pas exclu que d’autres ensembles se voient également obligés d’alléger leur saison, surtout si les frais de location deviennent trop onéreux. D’autres pourront limiter les frais de différentes façons, surtout s’ils sont propriétaires des lieux. Dans le cas d’une baisse de la température du local de répétition ou de la salle de concert (un degré ou deux de moins permet déjà des économies d’environ 7 à 15%), la prise en compte du confort des musiciennes et musiciens reste bien entendu indispensable, d’autant que celui-ci optimise la qualité des prestations musicales. Parmi les solutions originales, le fait de débuter les concerts de soirée plus tôt afin d’éviter les heures les plus froides de la nuit a séduit par exemple la Philharmonie de Paris. Baisser la température ou la climatisation des bâtiments dès lors qu’aucune activité ne s’y déroule devrait par ailleurs devenir la norme. A plus long terme, une meilleure isolation des édifices non rénovés, trop souvent de véritables passoires thermiques, et, le cas échéant, un changement de système de chauffage s’avèrent indispensables. Tant que la visibilité sur scène n’est pas péjorée, une réduction de l’éclairage dans la salle (un lustre allumé sur deux ou moitié moins d’ampoules à l’entracte ainsi qu’avant et après les concerts, lumière encore plus tamisée ou même aucun éclairage pendant ceux-ci) ne devrait pas trop gêner les spectateurs, hormis peut-être ceux qui préfèrent lire les notices du programme au cours du concert. L’usage de plus en plus répandu des diodes électroluminescentes (ou ampoules LED) génère déjà de substantielles économies d’énergie. Ces mesures de sobriété permettent également de contribuer au tournant énergétique indispensable à la lutte contre le réchauffement climatique.

Si la situation ne se détendait pas, si la saison hivernale devait être relativement froide et si la réduction volontaire de la consommation se révélait insuffisante, des coupures prolongées ou des restrictions imposées seraient à craindre, interrompant potentiellement répétitions, concerts ou représentations, ou empêchant l’ouverture des lieux culturels certains soirs. Nous n’en sommes pas encore là, en particulier grâce aux stations suisses de pompage-turbinage qui assurent une bonne stabilité du réseau. Mais on peut constater que si la transition énergétique avait été plus rapide dans toute l’Europe, et en Suisse en particulier, la dépendance aux combustibles fossiles et à leurs puissants lobbys aurait été moindre, et les prix ne se seraient pas autant envolés. Comme quoi, les chocs pétroliers d’il y a un demi-siècle n’ont pas plus suscité une prise de conscience durable et décisive que les appels répétés depuis des décennies par les scientifiques à diminuer l’empreinte carbone.