– 23 janvier 2025 (Revue Musicale Suisse)
Un des multiples aspects de l’intelligence artificielle (IA) concerne à la fois la protection des données personnelles et les droits d’auteur et droits voisins. La FIM a élaboré une déclaration à ce sujet.
Depuis au moins l’Antiquité grecque, le fantasme d’un robot anthropomorphe doté de capacités étendues d’apprentissage a régulièrement stimulé l’imagination, en particulier littéraire, surtout dès l’avènement de la littérature de science-fiction. Mais le récent développement vertigineux de la technologie de l’intelligence artificielle ne se présente pas pour l’instant sous la forme d’androïdes, mais de centres de données depuis lesquels des programmes spécifiques tissent leurs réseaux neuronaux artificiels, s’entraînant à partir des données disponibles gratuitement sur l’Internet, y compris des conversations sur les réseaux sociaux ou des textes utilisés par les outils de traduction en ligne. Cet immense masse de « training data » inspire et influence les programmes d’IA, leur permettant, par le biais d’algorithmes, de générer de nouveaux contenus basés sur les connaissances acquises – les exemples les plus connus actuellement étant les outils conversationnels. En réaction à cette utilisation massive de textes, un nombre considérable de sites internet, dont ceux d’importants journaux, ont rendu leur accès payant, ce qui contribue d’une part à appauvrir les données accessibles aux utilisateurs individuels, qui ne peuvent pas s’abonner à plusieurs sites, et d’autre part de biaiser la qualité des informations disponibles sur le Web : les sites de désinformation ou orientés idéologiquement n’ayant aucun intérêt à empêcher l’utilisation de leurs contenus, bien au contraire, ceux-ci se trouvent ainsi valorisés au fur et à mesure que les sites d’information fiables se rendent inaccessibles aux moteurs de recherche de l’IA.
Révolution technologique
L’usage de l’IA ne se limite pas à la rédaction de textes plus ou moins élaborés : celle-ci collecte aussi les fichiers d’image, d’audio ou de vidéo. Des voix d’acteurs ou de chanteurs sont utilisées sans leur consentement, des images de personnalités politiques sont détournées et des montages vidéo leur font tenir des propos qu’elles n’ont jamais exprimés. Bien entendu, à côté de ses dérives inquiétantes, dues plus à la malveillance et au manque de législation qu’à la technologie en elle-même, le recours à l’IA peut considérablement faciliter certaines activités en supprimant de pénibles tâches répétitives. C’est le cas par exemple de logiciels qui permettent d’identifier des bruits malvenus dans un enregistrement et de les supprimer automatiquement, y compris pour enlever les craquements lors de la numérisation d’un vieux disque vinyle. De même, plusieurs fonctions des logiciels de gravure musicale fonctionnent avec l’IA – en fait, la plupart des personnes utilisent cette technologie depuis plusieurs années sans en être conscient. L’industrie cinématographique y recourt massivement, à un point tel que de nombreux emplois sont menacés, ce que la grève des scénaristes américains a spectaculairement démontré en 2023, les écrivains concernés revendiquant que les outils d’IA soient employés non pour les mettre au chômage et les remplacer entièrement, mais uniquement comme une aide pour la recherche ou pour des détails du scénario. Les comédiens spécialisés dans le doublage des voix sont aussi profondément inquiets et craignent d’être remplacés par des outils numériques. Des logiciels offrent en effet la possibilité de cloner des voix et de leur faire dire tout ce qu’on veut. Une plateforme propose déjà de créer et de partager sur le Web ses propres épisodes de séries dont la totalité de la conception (scénario, texte, montage, personnages, doublage des voix, musique, etc.) est assurée par l’IA. Même si les premiers résultats ne sont pas toujours fameux, nous nous trouvons au début d’une révolution technologique qui devient accessible à tout un chacun, pour le meilleur comme pour le pire.
Outre la question de la protection des données personnelles, qui inquiète à juste titre les utilisateurs d’Internet, la problématique des droits d’auteur et des droits voisins fait l’objet d’une attention soutenue de la part des associations d’artistes. Le débat fait rage entre ceux qui se soucient des droits des créateurs et sont favorables à une législation la plus adéquate possible, et ceux pour qui les œuvres ne sont que des données parmi d’autres, totalement exploitables sans restriction par l’IA. Le point crucial sera de savoir quels intérêts seront considérés comme prépondérants par les législateurs et les tribunaux. A cet effet, une déclaration contenant des recommandations précises a été élaborée par la Fédération Internationale des Musiciens (FIM), à laquelle l’USDAM participe activement en particulier par l’intermédiaire du Secrétaire central Beat Santschi, qui, nous le rappelons, est également Vice-président de la FIM.
La déclaration de la FIM
Après un bref rappel des changements historiques auxquels le secteur de la musique a été confronté, la FIM souligne que l’évolution du cadre juridique peut en partie contribuer à compenser leurs effets négatifs. Cependant, si la Convention de Rome et le traité WPPT de l’OMPI ont apporté des solutions bienvenues aux artistes musiciens en ce qui concerne la radiodiffusion et la communication au public, ils n’ont malheureusement pas pu réglementer efficacement le téléchargement et le streaming, l’article 10 du WPPT, tel qu’actuellement mis en œuvre, ne permettant pas aux artistes interprètes de bénéficier d’une part équitable des revenus générés par l’exploitation en ligne de leurs enregistrements. Ce cadre législatif est encore moins à même de répondre aux problèmes spécifiques posés aujourd’hui par l’IA générative, que ce soit dans le cas de l’utilisation des données existantes ou dans celui du résultat final de leur emploi.
Dans les recommandations de la FIM, on trouve les considérations suivantes : « il est inacceptable que les artistes interprètes puissent être victimes d’une exploitation à grande échelle de leurs œuvres, sons, voix, images, apparence ou style sans leur consentement préalable, libre et éclairé et sans aucune indemnisation financière. Ces artistes devraient disposer du droit d’autoriser et d’interdire efficacement le scraping [récupération et organisation automatisées des données du Web] et l’analyse de leurs œuvres, sons, voix, images, apparence ou style par un système d’IA, y compris après le transfert de leurs droits exclusifs, et de recevoir une indemnisation financière pour une telle utilisation.
Il est également essentiel de garantir que les artistes interprètes jouissent du même niveau de protection contre l’utilisation non autorisée de leurs interprétations par l’IA, qu’elles soient fondées sur une œuvre littéraire ou artistique, une expression du folklore ou du matériel généré par l’IA. »
Indemnisation financière
« Une fois que l’IA a ingéré et analysé les œuvres, sons, voix, images, apparence ou style des artistes, elle peut utiliser ces données pour produire de nouveaux contenus à une échelle représentant une distorsion considérable du marché et une menace objective pour la carrière et les moyens de subsistance de tous les artistes actuels et futurs. Nous avons besoin d’un environnement juridique et économique soutenable qui empêche efficacement les matériels sonores et audiovisuels générés par l’IA de fausser le marché avec des prix bien inférieurs à ceux des créations humaines protégées par le droit d’auteur et les droits voisins. Dans la mesure où les contenus générés par l’IA tirent leur valeur de créations humaines exploitées à grande échelle, il est tout à fait pertinent d’envisager des mécanismes d’indemnisation obligatoires bénéficiant à la communauté créative et s’appliquant à tous les outils d’IA générative.
Des mécanismes de rémunération innovants basés sur les données sortantes devraient donc être envisagés. Toute génération de contenu musical assistée par l’IA devrait faire l’objet de paiements équitables aux artistes interprètes, étant donné que leur travail et leur talent constituent la base de connaissances à l’origine de ce contenu. Ces paiements équitables ne doivent toutefois pas avoir pour effet de normaliser ou d’encourager indûment le remplacement par l’IA générative du travail d’êtres humains. Nous avons besoin d’un système de paiement qui contraigne honnêtement un producteur qui envisage d’utiliser l’IA générative à évaluer les avantages économiques des produits et des interprétations créés par l’homme par rapport à la commodité des produits de l’IA générative. »
Ce thème ne cessera d’être source d’intérêt et de préoccupation dans les années et les décennies à venir. Parmi les réflexions intéressantes sur ce sujet, on peut citer le colloque tenu en mai 2024 à Berne, « Intelligence artificielle et créativité », organisé par la Coalition suisse pour la diversité culturelle, Suisseculture et la Commission fédérale du cinéma. Les vidéos des interventions se trouvent sur le site de Suisseculture.