Le traité TTIP – aussi appelé Tafta – négocié entre l’UE et les Etats-Unis inquiète à juste titre les citoyens européens. Il présente également de graves dangers pour les acteurs culturels de ce côté-ci de l’Atlantique.
Négociés dans le plus grand secret, afin d’éviter tout débat public et toute prise de conscience de leurs dangers potentiels par les citoyens, les traités TTIP, sujet de notre article, et TISA, sur lequel nous reviendrons prochainement, se retrouvent régulièrement sous le feu des projecteurs lorsque d’inquiétantes informations à leur sujet filtrent dans la presse. Les négociateurs espèrent trouver un accord à la fin de l’année 2016 pour le premier, dont le nom officiel est Transatlantic Trade and Investment Partnership, également connu sous le nom Tafta (Trans-Atlantic Free Trade Agreement). Il s’agirait en fait d’établir une zone de libre-échange représentant presque la moitié du PIB mondial, en supprimant tous les mécanismes de protection des productions nationales ainsi que les droits de douane (pourtant souvent insignifiants).
En quoi ce traité Tafta pourrait-il concerner la Suisse ? Tout d’abord, elle serait impliquée en tant qu’Etat-tiers par le biais de ses relations avec l’Union européenne, qui reste de loin le principal partenaire économique de la Suisse. Ensuite, parce que si le Conseil fédéral ne s’est pas encore officiellement prononcé, le ministre de l’économie Schneider-Ammann pense que la Suisse devrait s’associer au traité – aussi cauchemardesque que son contenu puisse être.
Commercer sans entraves et sans contraintes
Pour savoir quels sont les intérêts défendus par les acteurs européens de ces négociations, il faut se tourner vers l’étude de l’ONG Corporate Europe Observatory : de janvier 2012 à février 2014, la Commission européenne a organisé 597 réunions à huis clos avec des lobbyistes pour préparer les futurs pourparlers, dont pas moins de 528 avec des acteurs du secteur privé (industriels et multinationales). Seules les 69 réunions restantes furent consacrées aux institutions publiques, aux syndicats et aux associations de consommateurs.
L’aspect le plus inquiétant du Tafta réside dans la reconnaissance mutuelle des réglementations (l’idée d’une harmonisation de ces dernières semble provisoirement abandonnée), ce qui permettrait aux multinationales de contourner les normes européennes en matière d’environnement et de santé publique. Actuellement, l’Europe peut refuser certains produits et certaines pratiques au nom de ces normes, mais une reconnaissance mutuelle des réglementations contraindrait les autorités européennes à justifier chaque interdiction par des preuves tangibles de leur dangerosité. Ce serait l’inverse de la situation actuelle : jusqu’à présent, on recherche de ce côté-ci de l’Atlantique la preuve de l’innocuité d’un produit. Le principe de précaution serait donc ainsi abandonné, et les citoyens européens deviendraient potentiellement les cobayes de nouveaux produits dont les effets secondaires ne seraient découverts qu’après coup. Par ailleurs, il ne serait par exemple plus possible pour le Vieux continent d’empêcher l’extraction de gaz de schiste ou d’interdire les aliments transgéniques (OGM) ou la viande produite avec des hormones de croissance – voire même impossible d’interdire leur traçabilité et leur étiquetage. Pour les USA, les multinationales devraient pouvoir traduire les Etats récalcitrants devant des tribunaux spécialement conçus pour elles. Ce serait l’avènement d’une « multinationalocratie ».
Les partisans du Tafta présentent comme miroir aux alouettes une potentielle croissance économique, finalement peu spectaculaire – une petite augmentation du PIB à moyen terme, peut-être 0,5% pour l’UE. En fait, on devrait plus vraisemblablement s’attendre à une diminution du PIB et à une augmentation du chômage en Europe si les multinationales américaines déferlant sur le marché devaient casser les prix et mettre à mal les économies européenne et suisse, en particulier dans le domaine agricole. Cela pose des questions fondamentales : faut-il sacrifier la qualité de vie des citoyens pour permettre à quelques industriels de produire encore plus de produits néfastes pour l’environnement et pour la santé ? La finalité de l’humanité serait-elle de servir l’économie des multinationales ? Ne serait-ce pas plutôt à l’économie de se mettre au service des véritables besoins humains ?
La culture aussi concernée
En quoi cela concerne-t-il l’art et la culture ? D’un point de vue économique, tout événement culturel ou toute production artistique possède une valeur financière, fait partie du commerce et se trouve donc inclus de facto dans cet accord de libre-échange. De fait, dans le mandat de négociation de la Commission européenne (« Directives pour les négociations sur le commerce transatlantique et le partenariat d’investissement entre l’Union européenne et les États-Unis d’Amérique »), seul le secteur audiovisuel (cinéma, radio et télévision) est cité, uniquement dans un chapitre, et la notion d’exception culturelle ne s’y trouve pas. Contrairement à la vision européenne, où la culture est considérée comme vectrice de valeurs sociales et esthétiques, l’art est envisagé aux Etats-Unis comme un produit ordinaire, dont le marché ne doit pas être « distordu » par des subventions. Ces dernières y sont vues comme une forme de protectionnisme, une entrave au libre-échange. Or ce n’est qu’avec l’aide de l’Etat qu’on peut éviter que la diversité culturelle soit étouffée par le diktat du marché et que l’art ne soit relégué au niveau d’un simple investissement à rentabiliser.
Un autre domaine dans lequel la vision des Etats-Unis et celle des pays européens divergent est celui du droit d’auteur (et corollairement, des droits voisins). Les droits économiques et intellectuels des auteurs et interprètes sont beaucoup mieux protégés sur le continent européen. Aux USA, par exemple, l’utilisation d’enregistrements audio ou vidéo de musique est considérée comme simple information, retransmission de données, et non comme utilisation soumise au droit d’auteur.
Etat des négociations
Le 2 mai dernier, Greenpeace Netherlands a dévoilé de nouveaux détails au sujet de l’état des négociations pour le traité Tafta. Les positions de l’UE et des Etats-Unis sont encore très éloignées. Cependant l’obstination de quelques dirigeants politiques à vouloir aboutir à tout prix à un accord n’est pas à exclure, quelles qu’en puissent être les conséquences. Et quelle que soit l’opinion des citoyens concernés : alors que seuls 17% des allemands, selon un récent sondage, sont favorables au Tafta, la chancelière Merkel veut absolument conclure ce traité d’ici à la fin de l’année. Pourquoi cette urgence ? Elle est due au calendrier électoral : si Obama, dont la présidence s’achève en janvier prochain, s’est résolument engagé pour le Tafta, en s’appuyant sur la majorité républicaine du Congrès, ce projet d’accord est par contre critiqué par les deux candidats présumés à la présidentielle, Clinton et Trump, ainsi que par de nombreux américains, pour qui il signifierait la fin du Buy American Act. En Europe, la France a déclaré se distancier clairement du projet actuel, surtout suite aux révélations récentes de Greenpeace, et en particulier à cause d’un manque de réciprocité des Etats-Unis. Alors que le Parlement européen a apporté son soutien aux négociations il y a une année (à une majorité de deux tiers), la contestation croît dans l’opinion européenne.
Ce n’est pas la première fois que des accords sont négociés en secret. Il y a eu par exemple entre 1995 et 1997 l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI), qui aurait lui aussi libéralisé les investissements transnationaux au détriment de l’exception culturelle, des droits des syndicats ou de la protection de l’environnement, en donnant pouvoir aux multinationales d’assigner les Etats en justice. Là également, des ONG s’étaient procuré le projet d’accord, et face au tollé suscité dans l’opinion publique, il avait été abandonné. Pour reprendre l’expression de l’écrivaine altermondialiste Susan George, ces accords sont comme Dracula : ils meurent à être exposés en plein jour. L’histoire nous enseigne donc que d’une part, certains milieux n’abandonnent pas leurs rêves les plus fous d’hégémonie toute puissante sur le monde économique et sur la société, et que d’autre part, les ONG et l’opinion publique peuvent contrer ces dangers lorsqu’elles se mobilisent.
Mobilisation culturelle
Comme le soulignait l’appel des associations autrichiennes de l’art et de la culture, daté du 15 avril 2015, il s’agit « de savoir dans quelle mesure il sera encore possible à l’avenir de mener une politique culturelle et médiatique reposant sur une volonté démocratique. Il s’agit de savoir dans quelle mesure, avec quelle diversité et dans quelles conditions l’art et la culture pourront s’exprimer et perdurer. Il s’agit de la multitude et de la diversité de l’offre artistique, culturelle et médiatique ainsi que de sa diffusion, il s’agit de son indépendance et de la liberté des choix de la création artistique et culturelle et des moyens d’existence des artistes indépendants ainsi que des institutions culturelles et artistiques indépendantes. Il s’agit du respect de la liberté d’expression des arts et des médias […]. » Sans subventions, théâtres, musées, orchestres et la plupart des institutions culturelles du Vieux continent disparaîtraient. C’est pour cela que des acteurs culturels se mobilisent en Europe, en particulier en Allemagne, par exemple à Mayence l’an passé où plus de 130 musiciens de tous les orchestres professionnels subventionnés d’Allemagne ont joué le dernier mouvement de la 9e symphonie de Beethoven, avec un chœur chantant à la place du poème de Schiller un texte qui critiquait le Tafta : « Wir sind keine Handelsware ».
Laurent Mettraux, 26.05.2016
Liens :
Initiative européenne contre le TTIP et le CETA
TTIP, Eldorado des lobbyistes (étude de Corporate Europe Observatory)
http://www.greenpeace.org/switzerland
Wikipedia : Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement
https://www.collectifstoptafta.org
https://stoptafta.wordpress.com
Directives européennes : Ce document contient les « Directives pour les négociations sur le commerce transatlantique et le partenariat d’investissement entre l’Union européenne et les États-Unis d’Amérique ». A noter que la position états-unienne actuelle est très éloignée de ces directives.